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Deena Abdelwahed, l’artiste engagée qui imagine la musique du futur

Deena Abdelwahed est une DJ, productrice et chanteuse tunisienne actuellment basée à Toulouse, en France. En à peine quatre ans, cette artiste multi talents a su s’imposer comme une compositrice reconnue mondialement. Elle propose une musique avant-gardiste particulièrement énergique qui fusionne les rythmes arabes et la musique électronique. Le travail de Deena Abdelwahed se distingue par une créativité qu’elle révèle notamment avec son EP Klabb puis dans son premier album Khonnar, parus tous deux sur InFiné. De plus, ses convictions l’amènent à s’engager dans des actions tant artistiques que symboliques, en tant qu’activiste queer ou même en collaborant au dernier album de la militante LGBTQ Fever Ray. Sa vision futuriste et son tempérament révolté en font une des artistes les plus innovantes et influentes de la scène électronique contemporaine.

Image mise en avant : RA 684 Podcast Cover © Resident Advisor

Hybride, sombre et abrasive, autant de mots qui viennent à l’esprit pour définir l’univers musical de Deena Abdelwahed tant son approche est originale, introspective et résolument sans étiquette. Issue de la scène tunisienne de musique alternative, Deena s’évertue à injecter une dose d’innovation et d’expérimentation à l’Electro Dance Music en Tunisie. Cette compositrice autodidacte a su, majestueusement, mélanger les musiques traditionnelles du Maghreb à celles des musiques électroniques, dont la Bass music, pour délivrer des sonorités arabes futuristes. Un travail de recherche et conception qui lui vaut d’insuffler un vent de modernité sans égal et qui contraste radicalement avec les valeurs culturelles de son pays. Lors d’une interview donnée à Sourdoreille dans le cadre du Festival Astropolis L’Hiver 2019, la jeune productrice de Tunis explique qu’au travers de chacune de ses productions elle veut « prouver que le moderne n’est pas nécessairement occidentalisé ». Deena Abdelwahed est l’archétype d’une génération globalisée de natifs d’Internet pour lesquels les frontières sont un concept dépassé.

La musicienne n’a pas attendu que ses connaissances lui soient livrées sur un plateau d’argent car c’est au fil des sorties qu’elle découvre sa propre identité musicale. Son premier maxi, Klabb, paru sur le label avant-gardiste InFiné, en 2017, fait ressortir une ambiance festive et orientée club et qui s’adoucit sur « Khonnar », son premier album, qui sort en 2018 sur le même label. En effet, une atmosphère beaucoup plus introspective, loin de l’ambiance festive de ses débuts, s’en dégage.

Son rapprochement avec InFiné, en 2016, lui ouvre les portes des plus grands festivals et clubs de la planète. Résidence à la Concrete, elle est invité à jouer son live « Khonnar » sur les scènes des très populaires Unsound, Dekmantel Sónar, Villette Sonique pour les soirées lesbiennes Wet for Me, au Berghain pour l’inauguration du nouveau dancefloor Saüle ou encore pour DJ set à la Boiler Room à Amsterdam.



Deena Abdelwahed : ses débuts dans la musique

Deena Abdelwahed, est née en 1989 à Doha au Qatar. Adolescente, elle déménage à Tunis, en Tunisie, d’où sa famille est originaire, pour étudier les beaux-arts. Amoureuse de danse et de Hip-Hop, elle découvre le breakdance, un style de danse caractérisé par ses mouvements de corps saccadés, développé à New York dans les années 1960. Puis  elle s’intéresse peu à peu au footwork, un style de musique électronique ainsi qu’une street dance originaire de Chicago. C’est une révélation pour Deena Abdelwahed, cette découverte lui ouvre l’esprit. Commence alors une exploration musicale sans précédent et sans limite sur de nouveaux genres et styles musicaux.

En 2008, alors âgée de 19 ans, elle accompagne le jazzman Fawzi Chekili et le groupe « So SoulFul » comme chanteuse jazz & funk. Ensemble, ils jouent dans différents gigs de Tunis. En 2011, le printemps arabe marque Deena Abdelwahed, alors âgée de 22 ans. Dans la rue les affrontements entre le peuple et le gouvernement tunisien la touchent car elle aspire aux changements. Pour s’exprimer, elle rejoint cette même année le collectif World Full Of Bass aux côtés de Zied Meddeb Hamrouni, un des premiers performeurs de musique électronique expérimentale en Tunisie.

En 2013, Abdelwahed commence à s’intéresser sérieusement aux logiciels de création musicale et compose ses premiers morceaux tout en restant active sur la scène alternative tunisienne. En 2014, elle collabore avec les artistes du collectif Arabstazy, tourne avec eux et aussi seule, dans de nombreuses villes d’Europe et d’Afrique du Nord. Puis en 2015, Deena déménage à Toulouse. Sa nouvelle vie en Europe amène l’artiste à faire évoluer ses goûts musicaux, elle joue de plus en plus de techno et techno hardcore.

2016 est une année charnière pour l’artiste car elle se rapproche du label InFiné. Le label parisien lui offre davantage de visibilité au travers de nombreuses dates de tournée et lui donne l’opportunité de sortir ses premières productions.



Deena Abdelwahed : sa carrière en tant que DJ et productrice

Après quelques démos postées sur son compte Soundcloud et un remix du titre original « Lemon » de Bachar Mar-Khalifé sorti sur le EP éponyme en 2015 sur InFiné, il faudra attendre deux années supplémentaires pour que la productrice toulousaine dévoile ses propres productions et voit éclore son premier EP.

Ecouter « Lemon » de Bachar Mar-Khalifé, remixé par Deena Abdelwahed, extrait du EP éponyme, sorti sur InFiné en 2015 :

En 2017, avec un background musical bien rempli, devenue indépendante et soutenue par des artistes tels que Acid Arab, Morphosis, Bachar Mar-Khalifé ou Debruit, la productrice tunisienne sort son premier EP Klabb sur InFiné. Le titre de ce mini album, qui signifie « rage » dans sa langue d’origine, est un travail de composition personnel qui combine à la fois des styles traditionnels et de la musique de club contemporaine. Un alliage de styles qu’elle explique dans une interview donnée à Groove : « J’ai essayé de remixer dans ma tête ce que l’on m’avait proposé d’écouter jusqu’à ce que je reçoive un ordinateur personnel avec une connexion Internet rapide. »

Klabb propose quatre titres originaux dont « Jalel Brick Rrumi », « Walk On, Nothing To See Here », « Ena Essbab » et « Klabb V2 ».

Chacun d’eux a une histoire. Le premier track « Jalel Brick Rrumi » fait référence aux noms de l’activiste tunisien Jalel Brick et du célèbre poète persan Jalāl ad-Dīn du XIIIe siècle plus connu sous le nom de Rumi. Abdelwahed utilise des samples vocaux en les juxtaposant. La voix de Brick en arabe est agitée, correspondant à une boucle métallique et à une percussion excitée inspirées par un jeu de jambes. Laissant sous entendre une déclaration politique claire et un appel à l’action. « Walk On, Nothing To See Here », la deuxième track, avec sa boucle infinie, ses rythmes syncopées et ses chants stupéfiants, est une invitation à prendre du recul sur les événements passés. La troisiéme piste, « Ena Essbab », a été écrite pour la communauté queer et se distingue par sa voix mélodieuse, qui est traitée pour créer des références intersexes et interhumaines. Enfin, « Klabb » clôt cet EP tel un cri venant du coeur. Ce morceau avec sa mélodie hypnotisante et pesante, laisse place à la rage silencieuse.

Ecouter « Klabb » de Deena Abdelwahed, extrait de l’EP éponyme, sorti sur InFiné en 2017 :

En 2018, Deena Abdelwahed propose son premier album, Khonnar, prononcez « ronnar », sorti chez InFiné. C’est à Barcelone, dans le studio collectionneur de synthétiseurs modulaires, de boîtes à rythmes analogiques et d’autres devices, Edu Tarradas alias Clip, que Deena enregistre la majorité de ses morceaux. Un an après la sortie de Klabb, auto-biographie musicale de ce qu’elle n’aimait pas et de ce qui la mettait tout le temps en colère, elle revient avec un LP plus abouti composé de 9 morceaux originaux. “Khonnar“ est mot tunisien intraductible, qui évoque un côté sombre, honteux et dérangeant. C’est un coup de pied dans la fourmilière du consensus morbide, un raz-de-marée à travers les eaux troubles de l’obscurantisme, qui met en lumière ce que nous cherchons habituellement.

Pour la productrice tunisienne, cet album dresse un nouveau constat entre le Nord et le Sud, c’est une réponse post-révolutionnaire d’une génération connectée en voie d’émancipation. Khonnar est le manifeste d’une génération qui ne cherche ni à plaire ni à se conformer, et qui reprend brusquement le contrôle de son identité  avec toutes ses pertes inhérentes et son chaos.

Cet album pointu et exigeant raconte une véritable histoire tant ses morceaux sont riches de sens et abordent des sujets de société, très humains, propres à la productrice. L’album commence par un premier morceau, intitulé « Saratan », qui est un voyage à travers les limbes d’une génération maltraitée mais non encore désabusée de ses idéaux. Ce titre nous plonge entre les sons sacrés et les murmures cérémoniels, les pleurs plaintifs de créatures menaçantes du monde souterrain, ouvrant la voie à une techno chamanique, à la fois rugueuse et cristalline. Ce titre est avant tout un hymne féministe où « howa » (« il »), qui se chante à l’attention d’un saint est remplacé par « hiya » (« elle »). Le second titre « Ababab » est un mantra obstiné posé sur des mélodies de fond, synthétiques calibrées sur un rythme froid et implacable. Il est difficile de ne pas aborder l’ironie à peine voilée dans l’utilisation de cette expression tunisienne, onomatopées destinées à souligner l’émerveillement et l’admiration. Cette visite à travers les catacombes du sarcasme fait place à « Tawa », qui est le troisième track de ce LP et qui se traduit par « maintenant ». Dans cette track, les tambours font rouler les mélodies arabes à travers un prisme numérique qui nous donne l’occasion d’entendre une quasi-caricature colonialiste des scènes électroniques nord-africaines et moyen-orientales. « Fdhiha » (« scandale »), est le quatrième titre dans lequel Deena développe un travail complexe de mélodies et d’effets en jouant du Bendir, instrument de percussion tunisien, à l’aide d’un 808 et d’un pic à glace. Ce morceau dénonce les indignités envers les jeunes fêtards par la police et suggère que les forces de l’ordre sont aussi victimes des frustrations dont elles pourraient se libérer en faisant preuve d’ouverture d’esprit.



Le cinquième titre « Ken Skett », qui se traduit « si vous aviez gardé le silence », envahit l’auditeur comme une toxine qui déclenche la tachycardie et fait trembler le corps jusqu’aux tripes, tourmentée par une mélodie à mi-chemin entre une guitare saturée et le bourdonnement d’un essaim d’insectes. Le beat ininterrompu, se faufilant dans les kicks, invite l’auditeur à rester en mouvement et à ne jamais écouter ses oppresseurs. Ce titre est un défilé militaire totalitaire queer qui instille une sorte d’amour holistique, celui qui déracine et qui fait abandonner toute identité. Ensuite « Al Hobb Al Mouharreb » (« l’amour qui incite l’exil »), sixième titre, est composé autour du poème de Abdullah Miniawy, avec lequel Deena abdelwahe cosignent la neuvième track. Le titre « 5/5 », septième piste de Khonnar, est un son saturé en IDM. Ce titre ne laisse aucun doute sur la nuance politique de l’album, qui est globalement une injonction à agir, sans aucune pitié envers une certaine forme de complicité passive.

Cette série expérimentale des plus radicales se poursuit avec « A scream in the consciousness » qui est un hommage sans équivoque à Sheffield, scène qu’Autechre a définitivement placé dans le portrait de famille de l’avant-garde électronique, au début des années 90. Le message transmis via cette track est que nous sommes notre pire ennemi et que nous nous imposons avant tout nos limites. La productrice tunisienne ne fait aucune concession en signant la bande sonore de ce conflit intérieur. Enfin, l’album se termine avec « Rabbouni », le neuviéme morceau, à nouveau en collaboration avec le poète Abdullah Miniawy, qui, cette fois, participe en personne et enregistre avec elle.

Ecouter l’album complet Khonnar de Deena Abdelwahed, sorti sur InFiné en 2018 :



En 2019, un EP Tawa Remixes paraît chez InFiné, accueillant quatre versions retravaillées du titre original « Tawa » découvert sur l’album Khonnar. Tout d’abord, c’est le berlinois James Whipple alias M.E.S.H. qui commence cette série de remix en y ajoutant des rythmes propulsifs et frénétiques inspirés par la Bass Music, soulignant ainsi le sens de l’oppression culturelle du morceau, menant au point d’ébullition générationnel de l’Est. Le second remix est signé Karen Gwyer pour le track « Ken Skett ». La construction oscillante de l’original propulse le remix à travers un tunnel de séquences de synthés mélodiques. Le résultat est désorienté de manière épuisante jusqu’à ce que Gwyer ajoute une couche supplémentaire de tonalités électro-urgentes qui se transforme alors en une merveilleuse ballade électronique. Le troisième artiste est le français Basile 3 qui, dans sa réinterprétation, préserve la fondation de la track « Tawa », ce qui ajoute une touche organique qui « réarrange » presque le morceau comme si chaque son électronique était un véritable musicien dans un orchestre. Enfin, c’est au tour du producteur espagnol Clip, co producteur de albumKhonnar, de revisiter la track pour en faire un son vitaminé et très groovy.

Ecouter « Tawa » de Deena Abdelwahed, remixé par M.E.SH., extrait du EP Tawa Remixes sorti sur InFiné en 2019 :

Un nouvel EP,Khonnar mixes, proposant des remix inédits pour la version vinyl ou numérique. Néanmoins on y retrouve le remix de « Tawa » du producteur M.E.S.H. ainsi que la version retravaillée « Ken Skett » de l’américaine Karen Gwyer. En version vinyl, c’est au tour du producteur d’EDM de Brighton, Ital Tek de proposer sa version de « Ababab » qui décrit un paysage dystopique éblouissant, une surprise rythmique froide et des synthés analogiques futuristes. Puis, c’est au tour de Lord of the Isles de remixer « 5/5 », une balade post-apocalyptique entre le duo techno solaire et le minimalisme immersif.

Ecouter « 5/5 » de Deena Abdelwahed remixé par Lord of the Isles, extrait de Khonnar remixes pour la version vinyle, sorti cher InFiné en 2019 :

Dans la version digitale, les remix de Ital Tek et The Lord of The Isles sont disponibles ainsi que deux nouveaux remix, dont celui de la jeune productrice coréenne de Enyang Ha qui propose sa version « Rabbouni » à la fois complexe et fascinante. Son récit en trois étapes projette la voix de Deena sur une toile de rythmes détruits et de couches mutantes. Enfin Dawan, DJ et producteur tunisien, insuffle au morceau « Fiddha » une subtile touche de techno minimale parfaitement adaptée pour bouleverser les pistes de danse les plus exigeantes de la planète.

Ecouter le titre « Rabbouni » de Deena Abdelwahed remixé par Enyang Ha, extrait de Khonnar remixes pour la version digitale, sorti cher InFiné en 2019 :

2019 est aussi marquée par la sortie du clip officiel de « Tawa » réalisé par l’artiste visuel Diet Clinic. Faisant référence au mouvement vaporwave, le clip projette des images de faible résolution aux couleurs vives où se succèdent voitures de sport, liasses de billets, bijoux et yachts. Ce clip psychédélique se prête à la satire qui dénonce ces objets qui concrétisent le pouvoir dans la société contemporaine.

Visionner le clip de « Tawa » réalisé par Diet Clinic en 2019.



Divers projets artistiques à son actif

Sa visibilité internationale lui offre l’opportunité de travailler sur des projets artistiques divers et variés. En 2016, Deena Abdelwahed développe le projet « All Hail Mother Internet ». Elle parle du conflit entre la « génération Y » et leurs parents, de la précarité et des identités juvéniles entre l’islam et Internet. Elle y incorpore des extraits de la constitution tunisienne et des citations de l’ouvrage « Au nom de l’identité » (Mörderische Identitäten, Suhrkamp 2000) de l’auteur franco-libanais Amin Maalouf en les juxtaposant (source : esc medien kunst labor).

Cette même année, elle fait partie du groupe fictif Joujma et contribue à la création du film engagé على حلّة عيني, As I Open My Eyes, réalisé par Leyla Bouzid et dans lequel elle joue.

Regarder l’extrait de As I Open My Eyes réalisé Leyla Bouzid, en 2016.

En 2018, elle signe la composition musicale de « Weaver Quintet », une pièce chorégraphique mise en scène par Alexandre Roccoli à l’occasion du Festival Extradanse 2018. Une expérience qui lui permet de jouer sa musique live à chaque représentation pour être au plus près du « dialogue » avec les danseuses.

Rgarder l’interview de Deena Abdelwahed réalisée par alain walther pour szenikmag, en 2018.




Podcasts et Interviews

Le DJ set de Deena Abdelwahed à la Boiler Room d’Amsterdam dégage une énergie sans égale. Mixer deux morceaux d’horizons culturels et rythmiques différents et les faire s’accorder parfaitement, telle est la clé de son succès.

Le podcast RA 684 de Deena Abdelwahed pour Resident Advisor fait preuve d’originalité. La DJ tend à transformer des chansons brutes qui ne sont pas particulièrement adaptées aux DJ (folkloriques, noise, expérimentales, etc.) et de les mixer avec des sons électroniques sophistiqués où des pistes de musique de club. Pari réussi.

Regarder l’interview de Deena Adwahed pour Sourdoreille, lors du Festival Astropolis L’Hiver 2019. On y découvre la pensée de l’artiste sur son parcours artistique, son pays et ses productions.

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