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Discussion avec Just D : Entre politique et Techno à Istanbul

Istanbul, 4h du matin, la fureur de vivre et la ferveur festive habitent ses rues. Entre les derniers marchands ambulants et les taxis en émulsion, la jeunesse Stambouliote foule d’un pas sûr les pavés désordonnés de cette ville grandiose. Si le pas est déterminé et chancelant, c’est aussi parce que chacun sait que ses libertés se font de plus en plus rares. Grignotée par un gouvernement qui méprise ouvertement une partie de la population, qualifiée de “maraudeur/racaille” durant les émeutes de Gezi en 2014, les jeunes d’Istanbul savent leurs jours de fêtes comptés.

Image mise en avant : © Duygu Dönmez aka Just D

Heureusement, il existe des espaces de décompression, des soirées défouloires, ou toute l’énergie de cette jeunesse se retrouve sur la piste de danse. Heureusement, il y a Suma. C’est un coin de paradis à Kilyos, à la limite d’Istanbul, une grande plage séparée en deux. D’un côté la forêt, un havre sylvestre scénographié ouvert jusqu’à 6h du matin qui accueille les meilleurs Dj Stambouliote. De l’autre, la plage ensoleillée avec une vue implaccable sur la mer noire qui offre un levé de soleil à couper le souffle. Tout est organisé pour que vous puissiez passer un after détente pour les plus fatigués où agités pour les plus courageux. Suma Beach organise aussi un marathon où 300 candidats s’affrontent pendant 30h, celui ayant le plus dansé (toutes pauses comprises) gagne une semaine tout frais payer à Ibiza avec la personne de son choix. Mais c’est avant tout un repère, un endroit d’asile pour cette jeunesse témoin de l’occupation de Gezi, de la censure, des émeutes de 2014, du coup d’Etat de 2015, des attentats d’Ankara. Un lieu ou danser tous ensemble qu’importe la profession, la culture, l’argent ou la religion.

Aujourd’hui tout cela doit être écrit au passé, en juin de cette année, le club a dû fermer ses portes. Sur la page Facebook, aucune raison n’est évoquée, mais dans un pays ou la liberté de danser est un enjeu politique, force est de constater que les clubs d’Istanbul tombent comme des mouches. Quoi qu’il en soit, j’ai eu la chance de rencontrer la tenancière de ce lieu avant sa fermeture définitive. Après quelques pas de danse, quelques mots et quelques shots échangés, nous avons décidé de faire l’interview à la fin de la journée lorsque que la nuit tombait sur Suma et que les étoiles se révélèrent.

Elias S : Pourquoi fais-tu de la musique ?

Just D : J’aime les mathématiques, tu sais j’adore et j’aime la techno mais je ne sais pas pourquoi. Dans la nature il y a une sorte de cycle, les choses sont régies par les maths, c’est tout le temps la même chose mais c’est plein de sens. C’est pour ça que j’aime la techno je pense, parce qu’elle est comme découpée sur le même cycle que la nature. C’est pour ça que tant de personnes aime cette musique, pour moi c’est presque comme une religion. 

Ca me rappelle ce qui est arrivé en Géorgie, où tous ces gens dansaient devant le parlement il y a quelques mois. Et je me disais, pourquoi ? Qu’est-ce qui unit tous ces gens ? En Turquie c’est bizarre parce qu’on a pas de culture de la musique électronique, enfin elle est très jeune mais il n’y a pas beaucoup d’autre pays, à la fois musulman et passionné de techno. C’est un sujet très intéressant pour moi parce que je veux savoir comment c’est possible et pourquoi ? Les gens aiment ça, ils se font confiance, il se sentent en sécurité quand ils sont ensemble et dansent. Et je me demande toujours pourquoi ? Les mathématiques de la musique, le fait qu’ils dansent, la nature, j’en sais rien.

Tu vois par exemple tout à l’heure je commence à jouer à 14h et deux femmes sont assises en face là bas sur les coussins. Je les vois se plaindre à mes collègues, pourquoi le soleil est trop fort, pourquoi mon parasol n’est pas assez grand etc. Alors juste avant de commencer à jouer, je vais les voir et je leur dit qu’elles peuvent aussi se déplacer ou prendre un parasol plus grand à côté, mais elles me snobent comme des ****. Je les aimais pas trop si tu vois ce que je veux dire. Mais dès que j’ai commencé à jouer mes tracks, après quelques minutes, je voyais leurs pieds, leurs têtes qui bougeaient en rythme, elles s’ambiancaient et finalement elle se sont levées et elles sont venu danser. C’est là que j’ai commencé à les aimer.




Comment es-tu arrivée à Suma ?

Oh, en faite j’ai créé cette endroit *elle éclate de rire* oui je suis l’une des fondatrice et aussi responsable d’une agence de booking, j’ai trouvé cette terre avec mon associé, une amie avec qui je m’étais déjà associé en gérant un club à Istanbul.

Comment t’es venue l’idée de créer un endroit pareil ?  Penses-tu que la Turquie à besoin de plus de lieux comme celui la ?

Oui complètement, dis toi, j’ai encore ouvert un club en hiver et j’ai perdu beaucoup beaucoup d’argent (rires). Suma c’était il y a quelques années… J’avais ouvert un club à Istanbul. C’était à Taksim, vous le connaissez peut être,sur Istiklal .Quand j’ai du fermer à cause de la saison parce que plus personne ne vas en intérieur pour faire la fête en été. J’ai appelé tous mes amis, et je leurs disait :”J’ai besoin d’un endroit, ça peut être une petite terrasse ou un grand terrain, tant que je peux faire un festival ”. La saison était finie pour moi et je devais attendre septembre avant de reprendre. Je voulais juste un endroit à investir pour toucher quand même de l’argent tout les mois. Pendant que je cherche j’apprends que je dois fermer mon club parce qu’il doit être détruit pour qu’on puisse y faire un hôtel. Mais bon ça fait trois ans que les travaux n’ont pas bougé…Ils pouvaient rien faire de toute façon, ils avaient pas l’argent … (Le gouvernement Turque couvre souvent les fermetures de club avec des projets immobiliers qui ne voit presque jamais le jour). Du coup je me retrouve à chercher n’importe quoi pour pas perdre tout mon matériel. 

Un de mes amis m’a appelé en me disant qu’il avait cet endroit. Je me rappelle le premier jour que je suis venu avec le propriétaire et mon associée, c’était énorme, trop grand. On était comme deux gamines, on était dans un rêve. Avec l’équipement que j’avais, je pouvais voir l’endroit devant mes yeux quoi. J’ai expliqué tout ça au propriétaire, et il nous a demandé de gérer l’endroit. On pouvait pas acheter le terrain alors on a dit oui.

Just D

© Cansu Aybar



Comment perçois-tu l’impact d’un endroit comme ça à en Turquie ?

Plus le gouvernement nous poussera, plus on aura envie de faire. C’est comme s’il nous motivait quoi ! (rires)

Et la musique électronique ?

En Turquie les gens ont pas beaucoup d’argent, tu peux pas vraiment être heureux. C’est dur, il y’a beaucoup d’oppressions, tu ne peux pas crier, tu ne peux pas pleurer, tu ne peux rien faire. C’est pour ça que les gens cherchent quelque chose pour s’enfuir.

Ici c’est la drogue et la musique électronique, on sait tous que c’est très proche, on a accepté cette idée. Même si je trouve ça dommage, ça ne devrait pas juste être à cause de ça, mais c’est lié, c’est sûr. Quand tu prends un exta tu peux entendre toute la terre tourner,et dans un peuple ou les gens sont malheureux, je comprend qu’ils en aient besoin. Parce qu’ils n’ont la chance d’être heureux que pour un certain temps, il n’y a pas d’autre moyen. Quand tu paye 40 lyras pour ça, c’est aussi que tu paye 6h de danse et de bonheur. 

Mais le problème avec ça c’est que les gens aiment la drogue, aiment la musique électro et peuvent prendre ça comme un tout. S’ils n’ont pas de drogue, ils ne sortent pas, ça c’est triste. Quand tu joues des tracks, des trucs qui envoient, les gens dansent et se prennent pour plus grand qu’il ne sont, ils rêvent. Peut être qu’en Europe vous avez la chance de pouvoir écouter tout type de musique facilement mais ici c’est différent. C’est pour ça qu’ici on aime autant la musique électronique.

Comment ressens-tu le fait de faire ce que tu fais en étant un femme dans cette société là ?

Je me sens plus forte tous les jours ! En tant que femme, je ne peux pas me permettre de partir. Quand je joue ici et quand je joue ailleurs aussi, je veux que les femmes qui dansent se nourrissent de moi, qu’elles se sentent plus courageuses. Quand elles me regardent, je sens que je suis à ma place et que je dois faire ce que je fait. 

Comment ressens-tu la censure ?

On ne ressent pas la censure, je suis une femme, Evrim mon associé est une femme, et grâce à une sorte de discrimination positive, les hommes nous laissent faire. 

Quand j’engage le staff de Suma aussi, je m’assure de certaines choses. J’ai certaines questions que je leurs pose à chaque fois. Ils ne sont pas forcément éduqués ou cultivés, tu sais. Je leur demande ce qu’ils pensent des homosexuels, c’est important ici (il y a une forte communauté gay à Istanbul, notament à Suma). Certains ont des discours haineux, certains deviennent tout rouge et gênés. Nous on engage ceux qui nous disent qu’il n’y a aucun problème et que de toute façon ils sont humains, et que la sexualité de chacun ne regarde qu’eux. Ici ce n’est pas le cas de tout le monde. Mon staff doit être ouvert à n’importe quelle situation ou personne qui vient à Suma.

Mais on peut dire quand même que l’économie nous censure un peu. Parce que quand on veut booker un Dj étranger, il faut le payer en devise étrangères, en dollars ou en euro. Avant quand je calculais c’était 1$ pour 3.5 lyras, aujourd’hui ça a doublé (Pendant l’été 2018, le cours de la monnaie Turque à chuter due à des sanctions américaine, le dollars est monté jusqu’à 11 lyras). Les DJ me demandent le même prix, normale, mais moi je ne peux plus me le permettre. 

Même ça, ça ne me décourage pas, je suis pleine d’espoir, ça me motive à pousser encore plus loin.

Merci beaucoup, j’espère que l’on se reverra !

Merci à toi, vous êtes tous les bienvenues à Suma, bonne soirée.




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